Illustration de Rania Bouzoubaa
Quand on parle de ses années d’étudiant, on le fait souvent avec émotion et tendresse même si on sait qu’on va se rappeler la galère, les petits boulots et la bohême.
Là est peut-être le mystère de la nostalgie.
Lors de mon dernier séjour à Paris, j’étais entré un jour dans une boulangerie pour acheter une flûte. Une fois dehors, j’ai fait des trous dans les bosses du pain et j’ai essayé de faire de la musique, en soufflant dans le croûton. Aucun son ne sortait. Je suis revenu sur mes pas pour m’ouvrir de mes soucis à la boulangère. Elle m’a répondu que j’aurais dû prendre une baguette au son. Ce que je fis.
Dehors, à l’entrée du métro, un quatuor à cordes jouait de la musique de chambre. Mon naturel facétieux revint au galop. Me voilà donc en train de mouliner dans tous les sens, faisant mine de diriger l’orchestre avec ma baguette, sans attirer hélas, l’attention des musiciens ni susciter la curiosité des passants.
C’est dur, l’indifférence !
C’est à peine si une dame m’avait gentiment prié de cesser de perturber les musiciens. Sa remarque venait à point pour me donner l’occasion de malmener les mots, comme on aime à le faire quand on sait pouvoir compter sur l’oeil bienveillant et longanime de la jeunesse, du lycée et de l’université.
« Voyez-vous madame, dis-je , j’avais le choix entre jouer de la flûte avec eux ou les diriger avec cette baguette. J’ai préféré la deuxième solution parce que je n’arrivais pas à sortir un seul son de la flûte, à cause de la farine sans son ».
J’avais compris à son regard ahuri mais au demeurant charitable, qu’elle préférait passer son chemin et me laisser à mes délires. Peut-être ignorait-elle qu’on n’abandonne jamais la partie quand on est espiègle et facétieux, parce qu’on a besoin de se faire comprendre même si on doit passer par des chemins scabreux ? J’aurais tellement aimé ce jour-là être en compagnie de mes camarades étudiants de l’école de cinéma, comme il y a des dizaines d’années, lorsqu’on se surpassait dans nos improvisations loufoques et qu’on se consolait de nos échecs à faire rire, en pensant que nous étions des incompris.
Hors de question donc pour moi d’abandonner la partie tant que je n’arriverai pas à me faire comprendre, à défaut de me faire applaudir. Je suis donc entré dans une deuxième boulangerie où j’ai lâchement demandé à la jeune employée plutôt qu’à la patronne, s’il ne leur restait pas du « pain-tade ». La jeune apprentie, craignant de risquer une réponse hasardeuse à mon étrange demande, demanda l’aide de sa patronne. Mal lui en prit puisqu’elle fut bruyamment gourmandée tandis que je me faisais sèchement éconduire.
Une autre tentative dans une troisième boulangerie se solda par le même désastre lorsque j’ai demandé au boulanger s’il ne leur restait pas du « pain-gouin ». Fort heureusement, j’étais près de la sortie et hors de portée des postillons.
Lassé par mes vaines tentatives, je dus me résoudre à en conclure que ce serait donc une journée sans. Après tout, il arrive bien au clown de ne pas faire rire et au ténor d’avaler un chat. Je me suis consolé en pensant à mes indécrottables camarades farceurs comme moi, qui auraient été très heureux de constater que je ne les avais pas trahis et que je m’entête à continuer de croire comme eux, aux vertus de l’humour, à la magie du rire et à la sagesse de l’autodérision.
Et puis, me dis-je, il y a bien un marchand de bonbons à la sortie de l’école. Pourquoi n’y aurait-il pas de marchands de bons mots à la sortie des mosquées, des commissariats de police et des recettes des impôts ? Ce serait formidable ! Non ?
Saad Khiari
Cinéaste-auteur