Les trottoirs ont désormais une nouvelle corde à leur arc… Félicitons-nous-en : le premier bébé vient de voir le jour sur une place publique. Qui sait ? Les rues, toutes investies qu’elles sont des gardiens de voiture, dans une scène qu’on ne voit qu’au Maroc, pourraient bientôt être remplies aussi de citoyennes et de sages-femmes ambulantes qui porteront des gilets de couleur olive ou aubergine et qui loueront les trottoirs pour assister in situ les femmes enceintes dans leur accouchement.
La vidéo documentant l’accouchement d’une femme en plein air à Fès s’est vite faite virale, et il y a de quoi. Essayons un peu, d’après les dires enregistrés sur la vidéo, d’imaginer les péripéties de cette histoire. La dame se présente, comme toute citoyenne en phase du travail, à l’hôpital de Sefrou pour se faire assister. Première bavure : le centre hospitalier de la ville ne peut curieusement pas recevoir l’un des cas d’urgences les plus critiques et invite la femme à aller à la ville de Fès. Aucune ambulance n’est dépêchée. Livrée à elle-même et toujours en travail, la femme se doit de se démerder pour se taper une trentaine de kilomètres, soit plus de 45 minutes de route, et se précipiter vers la destination du salut… Deuxième grosse bavure : une fois arrivée, le centre hospitalier Hassan II de Fès s’en lave les mains et la femme en question est grotesquement redirigée, par ces propres moyens et dans l’état critique du travail où elle, à refaire les quelques 30 kilomètres et 45 minutes pour revenir à Sefrou. La femme, avec ses proches, refuse donc de prendre la route et décide cette fois de squatter le parking de l’hôpital depuis la prière de l’Asr pour accoucher finalement à la belle étoile.
De grâce … ! Comment les cœurs peuvent-ils s’endurcir de cruauté au point de s’abstenir de l’exercice du devoir humain d’abord avant le professionnel ? Sous quel prétexte peut-on oser se permettre de se jouer de la vie d’une femme et de son bébé (ou bébés) ? On pourrait à la rigueur admettre, bien qu’il n’y ait aucune raison à cela, que Sefrou, n’étant pas une grande ville, puisse manquer d’équipements ou d’effectifs humains ; il est cependant inconcevable d’un point de vue humanitaire et moral qu’au cœur de la capitale spirituelle du pays, l’on refuse à une femme en phase du travail le droit à être hospitalisée sous quelque prétexte que ce soit.
L’incidence de ce malencontreux et invraisemblable épisode va bien au-delà de l’incompétence ou des défaillances techniques. Sefrou ou Fès ne sont que des échantillons d’une crise morale profonde qui gangrène les fondements de l’un des secteurs les plus vitaux de la société. Il n’est pas surprenant dans cet état d’esprit et de conscience professionnelle de voir les médecins s’abstenir de faire honneur à la mission qui leur incombe. Quelle honte !
Comme d’habitude, la décision de suspension du directeur régional de la santé de Sefrou ne se fait pas attendre (on ne sait rien, à l’occasion, à propos des responsables du Centre Hospitalier Hassan II de Fès). Peu de temps après tombe la confirmation de la nouvelle : la lettre de suspension officielle signée par le ministre se fait virale sur les réseaux sociaux. Cette lettre de suspension est-elle censée mitiger la gravité et l’horreur de l’incident ? Ou est-ce que le plus important est de chercher à qui faire porter le chapeau pour, comme d’habitude, éteindre le feu de la colère avec un brin de revanche sur celui qu’on pointe du doigt ?
Plus virale que la vidéo de l’accouchement est l’indignation de Moataz Matar dénonçant l’incident sur la chaine égyptienne ElSharq. Que c’est cruel de voir les affaires intérieures de la patrie faire matière d’indignation des médias extérieurs ! Tu as honte de te voir ciblé par des propos de colère et de désapprobation vers l’état d’un pays arabe, qui se trouve être le tien. Tu es pris de cette fierté boiteuse et bafouée, de ce patriotisme vain, ému de jalousie pour un pays aux artères minées par les enzymes de la corruption. Et tu ne trouves rien à dire en guise de réponse, même pas en face de toi-même, parce que ses propos tournent simplement le couteau dans une plaie profonde et sanglante. Vous avez parfaitement raison, monsieur Moataz, de vous indigner, car « la gloriole, l’orgueil et la générosité » légendaires dont les livres d’histoire des peuples arabes osent encore se vanter, comme vous dites, ne sont plus que mythes. Rien ne semble plus nous toucher, ni orgueil, ni fierté, ni conscience déontologique, ni même la compassion.
Younes Gnaoui