La queue se faisait longue dans le hall de contrôle d’identité des passagers à l’aéroport Mohammed V. C’était encore Ramadan, à l’heure de la rupture du jeûne ; l’attente se faisait également longue puisque la majorité des agents contrôleurs prenaient le ftour, et seulement quelques-uns assuraient l’inspection des passagers. La file qui rompait lentement vers les guichets de contrôle pullulait de jeunes en maillots rayés de jaune et rouge, l’or et le sang : c’était la veille du match aller du WAC contre l’Espérance, et il n’était pas sorcier de comprendre qu’il s’agissait des fervents supporters de l’équipe tunisienne. Tout se passait de façon normale jusqu’à ce qu’il y eut un incident entre l’un des supporters tunisiens et des agents de contrôle qui, conscients de la susceptibilité de la situation, s’efforçaient de se retenir pour ne pas tomber dans le piège d’un quelconque abus. Les supporters en étaient aussi conscients et profitaient de ce petit avantage ; aussi leur attitude fut-elle vite relayée par leurs confrères, encore dans la file d’attente, qui se mirent à scander en chœur les divers chants emblématiques du club de l’Espérance, à la manière d’un hymne national. Les chants qui s’entonnaient dans l’immensité du hall de réception sentaient clairement la protestation par la voie douce. Intimidés, les agents de contrôle observaient le charivari sans savoir quoi faire au juste, pendant que les touristes, portables en mains, se mirent à filmer une ambiance qu’ils trouvaient originale et plaisante. Nous autres témoins marocains, simples voyageurs parmi les voyageurs attendant leur tour dans la file, trouvions cette attitude assez provocatrice et exaspérante. « En Tunisie, ils n’auraient pas eu le culot de se comporter de la sorte… », fit l’un des voyageurs. « Une chance que les ultras widadis ne soient pas ici, ils auraient vite fait de leur faire comprendre qu’ils sont sur territoire marocain », lui répondit un autre. Ce soir, nous avions bien l’air d’avoir perdu cette pré-rencontre inattendue devant les supporters tunisiens.
Assister de près à cet incident permet de voir de façon claire le refus et la haine de l’autre. Même en territoire étranger les ultras ont leur espace propre et hermétique, où l’on sent frémir les vibrations d’une violence à fleur de peau, prête à exploser à n’importe quel moment. Le comble est que c’est en quelque sorte contagieux : je m’en voulais de me voir pris émotionnellement dans l’engrenage et d’en vouloir moi aussi à ces supporters. J’étais par le plus pur des hasards sur place et j’ai vu de mes yeux comment le grégarisme chauvin peut creuser les voies de la déconsidération entre un groupe et un autre. J’ai vu le feu de la provocation dans les yeux de chacun des supporters tunisiens, j’ai senti le fruit de cette provocation au fond de moi et j’ai pu déceler sur les visages des voyageurs et policiers marocains présents sur place l’expression d’un vif et retenu désagrément.
Il est navrant de constater que ce qui est censé se dérouler en principe dans les règles du fair-play se convertisse en stupide combat de coqs. La spirale du supportérisme va malheureusement beaucoup plus loin que le simple dévouement aux clubs respectifs, et engendre une forme de déconsidération de l’autre qui va au-delà du temps d’une rencontre sportive. Dans la sphère où se meuvent d’habitude les ultras, le monde se divise en deux : le club et ses amateurs d’une part, et d’une autre, l’ennemi, une étiquette qui se greffe au camp adverse, toutes catégories confondues. D’ailleurs les paroles des chants emblématiques entonnées par les supporters tunisiens placent le Taraji au niveau même de l’État et promettent de sacrifier le sang et l’âme pour l’équipe.
Il ne s’agit en fin de compte que d’un ballon rond rempli d’air, comme on se plaît à le décrire. Paradoxalement, « taraji » veut dire espérance, et « widad », amour ; les deux équipes ont d’abord en commun ces labels symboliques qui représentent la passion et les espérances mises en elles par les amateurs du ballon rond d’abord et par leurs supporters en particulier. L’animosité qui s’installe au tour de la manifestation sportive dépasse de loin les vingt-deux joueurs qui se disputent un tournoi ; elle s’accroit d’elle-même pour engloutir dans son ventre les joueurs, les supporters, les fédérations respectives et même les diplomaties des deux pays-frères. Les responsables politiques tunisiens qui prennent la parole pointent du doigt la CAF et tout un réseau de corruption dans lequel serait impliqué ledit « lobbying marocain » pour avoir réussi à obtenir gain de cause. Youssef Chahed, en lice pour les prochaines élections législatives, se dit prêt à partir en croisade pour les supposés droits de l’Espérance. Et dire qu’au début de toute cette mésaventure il n’y a que l’amour du ballon rond…!
Younes Gnaoui