Un partenariat entre la Rabita Mohammadia des Ulémas et le Ministère de l’Éducation Nationale, de la Formation Professionnelle, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique vient de voir le jour vendredi dernier. Sous le label « Appui à la promotion de la tolérance, du civisme et de la citoyenneté en milieu scolaire et à la prévention des comportements à risques », la convention envisage de lancer un programme visant à diffuser les valeurs de la tolérance et de la citoyenneté parmi les étudiants des divers cycles de l’enseignement primaire et secondaire au Maroc. Selon ce projet, un enseignant ou un assistant éducatif fera figure de coordinateur affecté à chaque établissement scolaire dans le but d’éduquer et de sensibiliser les élèves à l’importance des valeurs de tolérance et de lutte contre l’incivilité. Le partenariat compte aussi un autre volet, selon le ministre de tutelle, visant à intégrer ces valeurs dans les programmes et manuels scolaires. D’après les sources de l’information, les instructions ont été données pour commencer la formation des coordinateurs qui superviseront l’opération.
L’initiative du Ministère de l’Éducation découle, certes, d’un profond souci de contrecarrer les manifestations croissantes de violence et de comportements immoraux chez les jeunes dans les établissements scolaires et autres espaces publics. Elle révèle également une volonté de combler les lacunes qui gangrènent le système éducatif et s’inscrit dans le contexte de la recherche de moyens permettant d’isoler les causes de l’éclosion de la violence, de l’effondrement des valeurs et du recul du respect de l’autre chez les jeunes. Le communiqué ne précise pas les responsabilités endossées par la Rabita Mohammadia des Ulémas dans ce partenariat, mais le rôle de celle-ci dans la conception des programmes et manuels scolaires prête à méditation. Il en est de même pour l’aura significative ou symbolique que revêtiront lesdits coordinateurs dans leur soi-disant mission de sauvetage.
La Rabita Mohammadia des Ulémas est une institution à intérêt public créée par Dahir chérifien le 14 février 2006; elle se propose de veiller à la réalisation des trois objectifs suivants, tels que mentionnés sur la page d’accueil du portail officiel de la Rabita.
– Faire connaître les dispositions de la loi islamique, œuvrer pour la diffusion des nobles objectifs et valeurs de l’Islam et promouvoir la modération et la tolérance.
– Renforcer la recherche scientifique et culturelle dans le domaine des études islamiques via la coopération et le partenariat avec les institutions scientifiques et organismes d’intérêt commun.
– Dynamiser la coopération et la communication entre ulémas, penseurs, associations, organismes scientifiques et institutions culturelles nationaux et étrangers.
Les trois objectifs débouchent donc sur la promotion de la charia et des valeurs de tolérance et sur la recherche de moyens susceptibles de soigner l’image de l’Islam par le biais du parrainage de la recherche scientifique et la normalisation de la coopération entre les organismes concernés.
En méditant les horizons ouverts par ces objectifs, force est de constater une tentative bienvenue de définir les vertus de l’islam tolérant. Je ne puis m’empêcher, toutefois, de m’interroger sur l’apport de la Rabita Mohammadia des Ulémas à ce partenariat et sur la responsabilité qui l’incombe dans la mise en œuvre du projet mentionné. La Rabita peut-elle être considérée le partenaire approprié pour l’implémentation des desseins de cette alliance? Est-il censé d’associer aujourd’hui les valeurs et l’éthique à la religion et à la charia en tant que solution viable pour palier aux lacunes fatales qui gangrènent notre système éducatif?
À la veille de l’implémentation de la réforme du système éducatif et de sa vision stratégique 2015-2030 élaborée par le Conseil suprême de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique, nous prouvons encore une fois que nous ne pouvons voir plus loin que le bout de notre nez. Une autre greffe postiche vient s’ajouter au dernier opus, déjà boiteux, des réformes scolaires. Pourquoi continuons-nous d’élaborer des plans et des visions stratégiques si nous devons tout le temps parer aux urgences par l’improvisation à chaque fois qu’un événement attire l’attention sur les failles de ces stratégies?
Pour un fonctionnement dit optimal du partenariat, le projet éducatif compte déléguer un agent spécial pour cette tâche sensibilisatrice au sein de chaque institution. Si j’ai bien compris, ce coordinateur se draperait donc de l’étiquette sémantique de l’assistant pédagogique à référentiel religieux, puisque certainement formé pour la mission par la Rabita et puisque le ministère a ses propres centres de formation qu’il estime maintenant obsolètes pour cette tâche ardue. Aussi, ce soi-disant gendarme de la Rabita sera-t-il à lui tout seul le phare des valeurs morales pour l’école entière; à croire que les professeurs ne sont là que pour enseigner des cours indépendamment de l’élan éthique. La simple présence, à mon avis, de cet agent dans l’établissement scolaire sous le parapluie de l’orientation morale/islamique porte atteinte au rôle de l’enseignant. Le processus de l’apprentissage scolaire peut-il être conçu indépendamment de la moralité? Inutile de rappeler que le cours est l’espace d’abord où le professeur donne l’exemple aux élèves qu’il éduque aux formules de la décence et de la bienséance. L’enseignant n’inculque-t-il pas les valeurs du respect du temps et des devoirs scolaires? N’inculque-t-il pas le devoir de se conformer aux mécanismes de la discussion et valeurs du respect de l’opinion de l’autre? N’enseigne-t-il pas les principes de justice et d’équité en s’acquittant des tâches qui l’incombent, en donnant le temps qu’il faut à chaque élève et en évaluant objectivement les examens, les devoirs et voire même les comportements de ses élèves?
Il ne fait aucun doute que l’islam est notre religion, il nous est par conséquent nécessaire de suivre le chemin des ancêtres (salaf) et de nous laisser guider par les conseils et l’assistance des Ulémas et savants pour nous éclairer dans notre souci de bien accomplir les enseignements de la religion. Dans notre environnement arabo-islamique, nous ne pouvons concevoir la religion de manière isolée des valeurs de la morale puisque la foi est la base de la moralité et de la vertu. Être vertueux et respectueux du credo de la morale c’est obéir à Dieu Tout-Puissant. Nous nous devons donc d’assimiler les nobles valeurs de l’Islam pour donner à celui-ci l’image rayonnante dont il est digne.
Cependant, les valeurs morales ne sont pas nécessairement liées aux doctrines religieuses, et il est, par conséquent, inapproprié, à mon sens, d’éduquer les enfants à associer les devoirs moraux à la religion. Intimidant dans son déploiement, le discours religieux récompense en grande pompe les vertus par le paradis et pénalise l’immoralité par le feu de l’enfer. Or, les valeurs morales ne devraient pas être pratiquées et respectées par peur de finir en enfer. Il n’existe point d’éthique islamique, chrétienne ou juive, et les valeurs morales ne sont édictées que par l’unique loi d’être homme, parce l’homme est avant tout un être humain censé être guidé par l’amour et le respect d’autrui, indépendamment de son endoctrinement idéologique. Un système moral sain est celui qui inculque l’amour de la moralité et de la bonne conduite comme devoir de civisme absolu. Il puise sa force dans la liberté et la pensée indépendante pour construire le bon citoyen qui réalise les limites entre l’errance humaine et le droit chemin, parce qu’il est convaincu que la moralité et la noblesse des comportements sont avant tout un devoir de civilité.
Il est clair que les valeurs morales accusent aujourd’hui un déclin flagrant, et la hausse remarquable du taux de religiosité au sein de notre société n’est malheureusement pas un gage de chasteté et d’intégrité morales. Et pour cause, certains théoriciens et prédicateurs en matière de religion dans notre pays bien-aimé sont les plus impliqués dans les scandales d’ordre moral et sexuel, donnant ainsi l’image d’une schizophrénie déroutante entre un discours religieux intransigeant et une conduite outrageusement immorale.
Il s’agit, à mon avis, de faire la part des choses. La Rabita Mohammadia des Ulémas devrait s’occuper des services et sciences liés au Coran et à la Sunna, et veiller à réaliser les objectifs qu’elle s’est assignés; le secteur de l’enseignement, soucieux d’éduquer les jeunes à la liberté et à l’indépendance de la personnalité, devrait se pencher sur les questions de morale et de citoyenneté en tant que devoir et responsabilité humains.
Certaines écoles ont accès à des services d’assistance sociale ou psychologique pour superviser les possibles cas d’élèves défavorisés sur le plan social et psychologique. Comparées aux responsabilités de ces assistants, les tâches du nouveau coordinateur semblent difficiles et arbitraires. Là où l’on estime que l’enseignant a échoué à inculquer les nobles valeurs morales à un nombre réduit d’élèves quotidiennement contactés, l’assistant, surhomme, prétend assurer à lui tout seul face au grand nombre d’élèves d’un établissement. Rappelons-nous du cours de l’éducation islamique et de celui de «Akhlak». La leçon de l’éducation islamique enseignait l’ablution, la prière, la zakat, … Le cours de «Akhlak» nous enseignait les devoirs, l’amour et le respect de l’autre et de l’environnement. On passait après au cours de dictée puis au calcul; tout était harmonieusement agencé autour du même instructeur. Il n’y avait alors pas de barbe, pas de voile, mais beaucoup de «Akhlak».
YOUNES GNAOUI